On entend de plus en plus parler ces dernières années, disons, depuis environ trois ans, de « violence obstétricale » ou, au pluriel, de « violences obstétricales ». Les choses se sont même accélérées ces derniers mois. Peut-être avez-vous remarqué cet été que la presse s’est emparée du sujet des violences obstétricales après que la Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa a commandé au Haut conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes un rapport sur les violences obstétricales : Libération, Le Monde, Le Figaro, Ouest-France, Marianne, Elle, L’Express, Radio France, etc.
Une telle mise au jour par les médias d’un problème ancien est inédite. Le sujet était sans doute mûr. Depuis les premières dénonciations de la violence exercée sur le corps des femmes durant l’accouchement (en France, je pense à Françoise Edmonde Morin et son Manuel de guérilla à l’usage des femmes enceintes, publié en 1985, ou à Michel Odent), des décennies se sont écoulées. En tant que « violence obstétricale », le problème a d’abord été conceptualisé en Amérique latine au début du siècle. À la même époque, en France, on revendiquait plutôt une naissance respectée ou à visage humain plutôt que de caractériser l’obstétrique classique comme violente. La violence était certes montrée, dans une accablante description de pratiques obstétricales qualifiées d’inutiles, abusives ou « iatrogènes » (ie qui provoquent des effets indésirables, pathologiques) mais elle n’était point nommée en tant que telle, à quelques rares exceptions près (je pense à Marc Girard et sa notion de « brutalisation »). Il faut admettre qu’en France, à tout le moins, les différentes associations militant pour un accouchement respecté restaient très prudentes dans le choix de leurs mots, sans doute dans un souci, certes louable, d’ « entendabilité ». Le terme « violence » est apparu des centaines de fois dans les discussions informelles, dans les témoignages des femmes ou des hommes. Mais ce terme, considéré précisément comme trop « violent », ne pouvait être retenu pour communiquer sur ce sujet avec le grand public et encore moins si l’on espérait tenter un dialogue avec ceux qui exerçaient la violence en question. Fallait-il en venir aux « gros mots » pour être entendus ?
« Violence », cela n’a pourtant rien d’un gros mot. Comment qualifieriez-vous un acte qui force votre intégrité physique et psychique sans votre consentement et qui présente davantage d’inconvénients que d’avantages ? Pourquoi ce que l’on considère ordinairement comme une violence dans un lieu public devient un « acte médical » dans une salle d’accouchement ? L’explication est dans le mot « ordinaire ». On a coutume de considérer que la violence est manifestée exceptionnellement. Et quand elle est exceptionnelle, elle frappe les esprits, elle se donne en spectacle. Mais si cette violence est parfaitement banale, ordinaire, courante, quotidienne, il est bien plus difficile de la voir. La violence qui a cours dans les salles d’accouchement est parfaitement ordinaire, routinière, mécanique, intériorisée, invisible, silencieuse, comme ces gémissements des parturientes que l’on étouffe à l’aide de péridurales. Alors certes, on entend parfois des « c’est violent » ou « ça fait mal » mais rarement pour qualifier le comportement ou les actes du personnel médical qui œuvre en obstétrique. Les femmes sont en fait conditionnées à l’idée que l’accouchement est soi-disant en lui-même un événement violent, qui se déroule « dans la douleur ». Une violence inhérente, constitutive, inexorable. Comment dans ce cas la percevoir comme inadéquate, injuste, inutile, et contre l’intérêt des mères et de leurs enfants ? Comment la percevoir en tant que violence, c’est-à-dire comme phénomène social et humain, et pas comme phénomène naturel ?
C’est pour cette raison que nous préférons la valeur absolue du singulier dans l’expression « violence obstétricale ». Parler de « violences » au pluriel indiquerait que les violences consistent en gestes particuliers ou qu’il y en aurait de différentes natures ou encore qu’elles seraient le fait de quelques individus. Or la violence qui a cours en obstétrique est globale, elle est dans le « hardware » de la machine. Elle n’est pas le fait de quelques individus, d’un style de pratique ou d’une catégorie de gestes. Et il ne suffirait pas de virer les individus problématiques, d’adopter une pratique plus « humaine » (d’où part-on exactement pour dire « plus que » ? « Plus humain », ça peut rester violent) ou éviter certains gestes. La violence est au fondement même de l’obstétrique. Elle se situe dans le geste inaugural de l’obstétrique qui est de se « tenir devant » (du latin obstare) la parturiente, d’intervenir, de faire.
En ce sens, la violence obstétricale est très ancienne, beaucoup plus ancienne que l’obstétrique moderne. Elle émerge au moment même où un individu (qui se croit) investi d’une certaine autorité (liée à l’âge, à l’expérience, au savoir qui est un type redoutable d’autorité) a l’idée saugrenue de poser ses mains sur une femme qui accouche, non pas dans un geste d’amour mais dans un geste intentionnel, formel, un « geste obstétrical ». Les femmes accouchent sous la supervision d’une personne autoritaire depuis des siècles. L’obstétrique moderne a simplement sophistiqué ses types d’intervention au fil des progrès technologiques. Certaines interventions pouvant être salutaires, les autres, indésirables, s’en sont trouvées légitimées.
Que l’invention de l’obstétrique soit un produit d’une culture de domination masculine est évident pour nous mais là n’est pas la question. La question est : saura-t-on comprendre qu’on ne se débarrassera pas de la violence obstétricale tant qu’on ne se débarrassera pas de l’obstétrique en tant que manière d’envisager et de gérer la reproduction humaine ? Si des femmes en couches ont besoin d’une assistance médicale, elles doivent être prises en charge par des médecins qui sont des personnes qui s’occupent de toutes sortes de maladies ou d’accidents pouvant intervenir dans la vie d’un individu. L’ « art » obstétrical n’a pas lieu d’exister car la grossesse et l’accouchement ne sont pas des maladies et n’ont donc pas besoin d’être encadrées de gestes obstétricaux. Sa seule existence induit dans l’esprit des femmes qu’accoucher ne va pas de soi et est donc un événement pathologique, à hauts risques.
Nous n’avons pas besoin d’obstétrique pour mettre au monde nos enfants, nous avons éventuellement besoin de médecine quand une difficulté majeure surgit. Les femmes n’ont pas besoin d’être dans des lieux spéciaux, avec des personnes spéciales, « sages » ou « sachantes », pour accoucher. Et la sage-femme authentique est une simple femme qui a la qualité précieuse de ne rien faire, à part être présente, disponible, confiante. La naissance est un événement éminemment privé, intime, et les femmes sont éminemment compétentes pour accoucher. Elles le sauraient si elles pouvaient comprendre ce qu’est réellement l’obstétrique et la violence qui est en son fondement.
Lutter contre la violence obstétricale passe inéluctablement par une déconstruction de ses mythes fondateurs (des mythes terroristes résumés dans la formule « accoucher est un problème », problème qui ne concerne évidemment que les femelles humaines), mythes qui entretiennent la peur et donc l’assujetissement des femmes à la gestion sociale (masculine) de la reproduction.
Dinah
PS : Pour finir dans la joie, vous reprendrez bien un peu de La Belle Verte : http://www.dailymotion.com/video/xde500
Ping : Daliborka Milovanovic : « Une éducation ne doit surtout pas se vouloir efficace » – Le Partage
Ping : Revue de presse août/septembre 2017 - Claude Didierjean-Jouveau - Naissance, allaitement, maternage, parentalité, éducation